Chronique – « Take Me Back to Eden », par Sleep Token

Vivre sans musique. Passer tellement de temps à se défaire de ses liens, à attendre que les choses se fassent, à chercher un minuscule trou d’air dans un quotidien sans lumière à n’en plus se laisser cette bouée qui m’a pourtant maintenu à flot de très nombreuses fois. Se murer dans un silence assourdissant. Ne plus s’intéresser à ce qui sort, se contenter de ce qu’on connaît. Il était une période qui commence à se faire lointaine où les CD affluaient, où les découvertes s’enchaînent, peut-être parfois jusqu’à un écœurement inéluctable qui causa peu à peu l’arrêt de cette curiosité affamée.

Un jour, on finit par comprendre, par ré–ouvrir cette brèche faiblement colmatée, a laissé de nouveau passer le bruit et la fureur, à oser danser à nouveau, revivre à nouveau. Largement plus de groupes (et de styles) ont rejoint les rangs de ma playlist au cours des trois derniers mois que dans les cinq dernières années. Pourtant, malgré ce déluge de nouveautés, rien ne vient titiller la fibre littéraire, celle qui donne envie de reprendre la plume (ou le clavier) et de coucher les mots.

Puis au détour d’une story Instagram (littéralement), je pose les yeux sur un nom que j’ai déjà aperçu il y a très peu de temps : Sleep Token. Pour cause, ils étaient en première partie de Slipknot au Festival de Nîmes, là où j’ai pu revoir Avatar et Gojira le temps d’une soirée me rappelant pourquoi j’aime la musique. Sur le papier, je rigole un petit peu. Sleep Token joue dans une catégorie qui fait toujours pouffer un peu, celle des groupes masqués. La comparaison avec les vieux briscards de Slipknot est évidente, mais pourtant, le groupe semble se tourner dans un mood visuellement plus proche de Ghost, son leader, Vessel, jouant la carte de la déité, nommé Sleep, dont il serait le représentant.

Mais Sleep Token va quand même plus loin que ça et la comparaison avec Ghost s’arrêtera là. Pour cause, le groupe sera dans son cœur plus éloigné du Metal que les autres, n’utilisant ces saturations que pour le choc, la cassure. On décèle déjà sur les deux albums précédents les références qu’on captera ici, parfois Metalcore, souvent Djent, quelquefois Death, mais paradoxalement plus inspiré par la Pop, l’électro ou le R’n’B. La fusion, ça me parle, le spectre musical se déplaçant sans heurts de Deftones à Imagine Dragons, de Tool à Radiohead, de Nine Inch Nails à Bastille. Loin d’être le premier groupe à faire ça, naturellement, mais ici, le son résolument moderne, la production d’une netteté étincelante, tout sera mis en lumière pour une maîtrise sonore absolument impayable, où rien ne devra dépasser.

Sleep Token va avant tout user et abuser d’un marketing qui va incroyablement porter ses fruits, commençant à distribuer ses titres dès le mois de janvier 2023, aboutissant à un étalement de six single jusqu’à la sortie de l’album qui nous concerne aujourd’hui en mai 2023 : “Take Me Back to Eden”. Six titres pour un total de douze sur l’album. Même si cela semble beaucoup sur le papier, de très nombreux groupes procèdent de cette manière, tel un long repas. Le streaming rend la musique infiniment plus accessible, nous permettant parfois de consommer la musique jusqu’à l’indigestion, s’enchaînant sans la comprendre. Pourtant ici, il sera des plus importants de prendre le temps de voir les choses venir.

“Chokehold” demeure être une mise en bouche imparable. Distordus, sombre, elle offre globalement tout ce que Sleep Token peut offrir : une pression constante, opposant un son calme avec la voix captivante de son leader, offrant une belle sensibilité à un lyrisme puissant dans ses montées (les phases au piano, sensationnelles), très Metalcore dans son déroulé. Mais c’est bien sur la suivante, “The Summoning”, que les choses vont réellement apparaître. Les choses, ces volontés expérimentales, changeant le tempo de manière proprement incessante, offrant de somptueuses sections brutales, de cris plus que déchirants, de breakdown ravageurs, un riffing djent qui fait totalement mouche. Et pourtant capable de transitionner dans un registre plus groovy, plus sensuel, plus intime, sans jamais renier la technique impeccable de l’entièreté du groupe. Un mélange indigeste sur le papier qui devient absolument impeccable une fois couché dans vos oreilles. 

Raise me up again
Take me past the edge
I want to see the other side

La thématique textuelle du groupe est très souvent la même tout du long. L’amour. La passion, cette flamme qui nous réchauffe avant de nous incendier l’âme, celle qui nous réconforte jusqu’à ce qu’elle se mette à nous dévorer pleinement. L’extase dans la souffrance, le plaisir dans les affres des tourments de l’âme humaine. L’espoir dans le désespoir. La fameuse lumière au bout du tunnel, ce long chemin de croix vers la guérison, notre guérison. Quoiqu’il arrive, tout n’est qu’embranchement, rien n’est jamais la fin. 

Un embranchement que “Granite” emprunte avec son introduction surprenante, entre trip-hop et flow incroyable, muselant ses guitares à en devenir parfois trop monolithique et moins impactante, s’accordant moins efficacement avec son refrain prenant. Mais surtout, ce titre commence à nous faire comprendre la manière de fonctionner du groupe, une structure répétitive, offrant un certain comble dans une musique très expérimentale. Mais nous y reviendrons. Le titre que personne n’avait vu venir, “Aqua Regia”. Rien de Metal, rien de rock. Juste l’élégance, la finesse, quelque chose d’un peu plus soul, mélodique. Vessel appose une voix frissonnante, sensible, couplée à un phrasé rap tout simplement parfait. Un duo piano/clavier-voix d’une beauté sans pareille qui résonne en boucle dans mes oreilles. La beauté d’un minimalisme plus complexe qu’on ne pourrait le penser, de ce solo de piano capable de suspendre le temps. La chaleur de la mélodie ne pourrait se laisser remplacer que par la froideur de la violence.

Gold rush, acid flux
Saturate me, I can’t get enough
Cold love, hot blood
Running to your heart when you’re thinking of

C’est ainsi que nous pouvons présenter “Vore”. Très proche d’un Black Metal enveloppé d’un Shoegaze qui lui sied à la perfection, le titre est violent, les cris sont viscéraux, arrachant vos tripes à chaque éclat. Même dans les quelques breaks plus atmosphériques, la lumière paraît si lointaine, autant que les hauteurs où Vessel est capable de propulser sa voix. Le groupe opère pourtant une importante cassure avec le sixième single : “DYWTYLM”. Le beat électro surprend, la voix se fait plus simpliste, pas toujours aidée par un vocodeur qui frôle parfois le mauvais goût. En accord avec des textes bien moins inspirés que les titres précédents, il ressemble finalement à un titre susceptible de passer à la radio, dit sans offense pour ce média. Alors, oui, ça propose une cassure nette avec le reste de l’album, ça n’en est pas non plus moins intéressant, mais il réside dans un problème un peu plus profond de cet album.

J’ai vaguement survolé la chose en parlant de “Granite” plus tôt, mais le groupe se retrouve souvent prisonnier de sa propre structure, et ce, par trois titres. “Ascensionism” nous permet de retrouver cette association, début piano/voix très lents et planants, une deuxième partie qui s’accélère légèrement, offrant une partie rap toujours plus maîtrisée avant de transitionner vers une obscurité plus Black (ce cri, incroyable) avant d’opérer un yoyo rap/saturation très attendu et tirant parfois en longueur, mais efficace, malgré un fin Meshuggesque un peu en trop. Puis on trouve “Rain”, introduction piano/voix, laissant cette fois place à un corps plus épique, plus spectaculaire, accompagnant toujours efficacement un phrasé rap qui peine toutefois à raccorder la guitare sur son tempo, même quand celle-ci monte en intensité, nous rapprochant toujours plus à son piano et à ses choeurs épiques. Et l’apogée arrive sur l’éponyme “Take Me Back to Eden” et son introduction… certes acoustique/voix pour remplacer un peu le piano, sa progression toujours plus intense vers un phrasé rap, un côté atmosphérique non loin de Leprous, son passage plus brutal, plus shoegaze encore et ses transitions toujours très entendues. Le titre est toujours incroyable, son côté progressif et virtuose nous emballant sans peine dans son univers. Non, le problème, finalement, c’est que nous avons la moitié de l’album qui est basé sur cette structure identique et pour un disque qui dure une heure, cela peut possiblement décrocher notre attention.

My, my, those eyes like fire
I’m a winged insect, you’re a funeral pyre
Come now, bite through these wires
I’m a waking hell and thе gods grow tired
Reset my patiеnt violence along both lines of a pathway higher
Grow back your sharpest teeth, you know my desire

Le groupe sait surprendre de manière très différente, comme avec “Are You Really Okay ?”, plus acoustique, plus délicat, moins spectaculaire et plus intimiste. La simplicité de la structure nous repose, malgré une durée possiblement un peu trop étirée, bien rattrapé par les jolies tremblements d’un Vessel à fleur de peau, questionnant notre rapport et celui du narrateur à notre santé mentale trop souvent négligée, et votre serviteur en sait quelque chose. Je n’en ai pas parlé, mais “The Apparition” se trouve dans le même schéma que la triplette du paragraphe précédent, l’acoustique remplaçant également ici le piano pour une introduction toujours plus intime, à la différence qu’ici l’électro supplantera un poil trop la voix et le reste des guitares, laissant un morceau qui peinera à nous emmener dans ses cimes. Même si la délicatesse de l’ensemble et sa rythmique entraînante suffira à nous emporter, on ne peut s’empêcher de penser que l’ensemble reste un peu sur la réserve.

Finalement, il reste “Euclid”, concluant l’album avec la légèreté de son piano/voix plus vif, plus clair, plus léger. Son vocodeur un peu plus cliché s’accorde finalement bien avec son message plus lumineux, plus positif. Après la peine, la souffrance, le manque, il reste cela, la lumière. Celle qui nous permet d’avancer, de voir l’avenir différemment, d’observer les embranchements. Et c’est en cela que ce morceau plus pop, plus “facile”, plus rassurant, se place. Il y a toujours une lumière au bout du tunnel, après tout. Parfois, la route est plus longue, mais l’espoir ne doit jamais être perdu.

There is always something in the way
I wanna have you to myself for once
Are you in pain like I am?

Mais le disque se révèle parfois frustrant. À n’en pas douter, il est excellent. L’aventure, aussi complexe soit-elle, est palpitante, audacieuse, désinvolte, authentique, véritable film musical émaillé de légères fautes de goût, mais qu’est-ce qui ne l’est pas ? À la manière de ce bâton que vous avez pour aucune raison amalgamé à ce poisson cuit, Sleep Token amalgame la musique pour transformer l’indigeste en une œuvre solide et touchante, méritant très largement l’écoute. Ne serait-ce que pour vous poser la seule question importante. 

“Are you really okay ?”

Non, de toute évidence. On dit que ça va, poliment, comme une formule basique, ce “salut, ça va” qu’on a répété des années durant à ses collègues alors qu’honnêtement, qui s’est déjà réellement préoccupé à la fois de notre réponse et de la leur ? On dit “ça va” pour ne pas s’apitoyer, ne pas perdre du temps, ne pas en perdre soi-même. “ Ça va ”. Non, ça ne va pas. Vous avez le droit de le dire. Durant toutes ces années, je n’allais clairement pas bien. Aujourd’hui, ça ne va pas forcément non plus. Mais je sais que la lumière est là, on m’a aidé à trouver la lanterne. Je l’ai saisi, je sens ce courant d’air me fouetter le visage.

And I, I cannot fix your wounds this time
But I, I don’t beliеve you when you tell mе you are fine
Please don’t hurt yourself again

La sortie n’est plus très loin.

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